SEHNSUCHT - Schubert et la guitare, de la légende à la réalité
L’idée selon laquelle Schubert jouait de la guitare est fermement ancrée dans l’imaginaire de beaucoup de mélomanes et amateurs de musique. Beaucoup d’entre eux ont été séduits par la légende, basée sur de nombreux malentendus, du compositeur ébauchant ses lieder à l’aide de sa guitare pour ensuite leur donner une forme définitive avec un accompagnement de piano, instrument auquel il n’avait pas toujours accès.
Il est vrai que, parmi les quelques biens qu’il possédait à sa mort se trouvait une guitare du célèbre luthier Johann Georg Stauffer, le même qui avait créé l’arpeggione quelques années auparavant. Et bien qu’il soit possible que Schubert se fût essayé à quelques arpèges rudimentaires de temps à autre, les évidences historiques suggèrent qu’il composait «à la table», c’est-à-dire sans l’aide d’aucun instrument, ni même le piano.
Curieusement, même s’il possédait une guitare, les seules œuvres écrites pour elle parmi son immense production sont la Cantata zur Nammensfeier des Vaters D.80 pour trois voix masculines et guitare, œuvre écrite en 1813 par un jeune adolescent de 16 ans, ainsi que la première version de Das Dörfchen D.598a pour quatre voix masculines et guitare. L’autre œuvre qui associe le nom de Schubert à la guitare est le Quatuor pour flute, alto, guitare et violoncelle D.96, mais il s’est révélé être un arrangement inachevé du Notturno op.21 pour flûte, alto et guitare du compositeur bohémien Wenzel Matiegka, auquel Schubert a ajouté une partie de violoncelle, tout en modifiant la partie pour alto.
Cependant l’immense popularité de la guitare durant les trente premières années du XIXème siècle à Vienne ainsi que la pratique courante d’accompagner la voix avec une guitare ont certainement imprégné Schubert, ce qui transparaît dans l’utilisation fréquente de certains gestes archétypiques propres à la guitare dans ses accompagnements des Lieder, comme par exemple les arpèges simples (Meeres Stille, Harfenspieler I), circulaires (Nachtstück) ou les alternances entre basses et accords (Sehnsucht, Der Wanderer).
Par ailleurs, il était très courant de publier des mélodies avec un accompagnement alternatif pour guitare, souvent dans une même partition les faisant coexister. Schubert ne fut pas l’exception, et dès son op.1, le célèbre Erlkönig paru en 1821, les versions alternatives pour guitare de ses Lieder se succèdent, publiées par cinq de ses éditeurs. Ainsi, trente-quatre lieder de Schubert furent publiés avec un accompagnement de guitare du vivant du compositeur. Pour trois d’entre eux (y compris le célèbre Der Wanderer D.489), la version pour guitare parut avant même celle pour piano. Les mêmes éditeurs publièrent encore dix-huit lieder avec guitare dans les cinq années qui suivirent la mort de Schubert, illustrant ainsi le rôle central qui tenait la guitare dans la pratique musicale d’alors. Les arrangements pour guitare desdits accompagnements étaient souvent l’œuvre des éditeurs eux-mêmes, soit parce qu’ils étaient guitaristes comme ce fut le cas de Diabelli, ou bien parce qu’ils commandaient l’adaptation à des connaisseurs de l’instrument.
Une autre source essentielle reliant Schubert à la guitare est le manuscrit de Franz von Schlechta, un des membres du cercle intime de Schubert (dont il musicalisât sept poèmes), qui était lui-même guitariste amateur et copia trente-neuf de ses lieder. Quelques-uns d’entre eux sont de toute évidence des copies des éditions précédemment citées (par exemple Der Pilgrim, Der Alpenjäger, Sehnsucht, Nachtstück, que nous avons, avec quelques corrections, utilisés sur cet enregistrement) mais il y a encore dix-neuf lieder qui ont été probablement arrangés par ses soins (Meeres Stille, Auf dem Wasser zu singen ou Die Sterne, ici réarrangés). Si l’on additionne toutes ces sources, on atteint la somme impressionnante de soixante-et-onze lieder directement liés à la guitare du temps de Schubert, un trésor jusqu’ici négligé et dont on commence seulement à saisir l’importance historique.
Il est certain que la qualité de ces arrangements est inégale, aussi bien dans les éditions que dans le manuscrit de Schlechta, mais parmi eux se trouve de vrais perles, tels Wehmut et Der Zwerg, présentés ici pour la première fois en enregistrement. On ignore qui les a réalisés, mais leur difficulté relève d’une connaissance profonde de l’instrument et d’un savoir-faire qui sont loin d’être ceux d’un dilettante. D’autre part, nous n’avons pas pu retrouver certaines des premières éditions (Lied eines Schiffers an die Dioskuren, Aus Heliopolis I, Der Wanderer, Suleika II, Harfenspieler I, Hänflings Liebeswerbung) et avons réalisé nous-mêmes les transcriptions dans l’esprit de ce qui était la pratique instrumentale de l’époque.
L’intérêt d’écouter ces magnifiques compositions avec un accompagnement de guitare, outre l’utilisation d’un remarquable instrument historique de Johann Anton Stauffer, est de revivre cette pratique qui était au centre de la vie musicale viennoise. La sonorité d’une guitare historique, rappelons-le, est très proche de celle d’un fortepiano et correspond parfaitement à la nature de ces Lieder. La guitare était, pour ainsi dire, le pendant mobile du fortepiano, et à cet égard elle tenait un rôle très important dans la divulgation des nouvelles mélodies qui venaient d’être imprimées. Comme l’iconographie le montre, la guitare était toujours présente dans les fréquentes flâneries de Schubert et de ses amis dans la campagne environnante de Vienne, et on imagine bien que certains de ses Lieder étaient joués en sa présence dans cette atmosphère décontractée.
Il est donc grand temps de restituer la légitimité de la guitare dans ce répertoire et de réparer un déjà trop long bannissement historique10.
Pablo Márquez, Bâle, janvier 2023
María Cristina Kiehr : soprano
Pablo Márquez : guitare
Revue de presse
13/11/2023Sehnsucht
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